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COLONISATION: UN CHRÉTIEN DOIT-IL CONFESSERLES PÉCHÉS DE SES ANCÊTRES?

–Témoignage personnel–

Par Roger Lefèbvre

La mort de Georges Floyd et la vague d’indignation soulevée dans le monde ont mis en évidence la ségrégation raciale qui, dans les faits, subsiste encore aux États-Unis d’Amérique. Elle sont également fait resurgir la traite des Noirs et leur esclavage, et aussi le passé colonial de plusieurs nations occidentales, dont celui de la Belgique, au Congo. Personnellement, la période coloniale remonte à mon enfance et je n’en ai pas retenu beaucoup de souvenirs, sinon ma visite au «Musée colonial» de Tervuren, qui s’appelle aujourd’hui le «Musée d’Afrique centrale». À l’époque, le jeune enfant que j’étais s’intéressait surtout aux animaux d’Afrique qui étaient très impressionnants à voir en tailles réelles: des lions, des léopards, des éléphants, des girafes, des rhinocéros, etc.

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Lorsque j’étais adolescent, l’église évangélique que ma famille et moi fréquentions à Namur, était dirigée par un pasteur suédois qui recevait souvent les jeunes couples qui venaient apprendre le français avant de partir comme missionnaires au Congo –surtout au Kivu –ainsi qu’au Rwanda et au Burundi. Dès lors, l’Afrique et nos frères africains nous sont devenus beaucoup plus familiers: pas seulement dans les églises de la mission suédoise, mais aussi en apprenant leurs conditions de vie souvent difficiles. La librairie de l’église proposait aussi beaucoup de récits et de biographies de missionnaires célèbres que je dévorais littéralement avec grand intérêt. C’est ainsi qu’après mes études secondaires, j’ai décidé d’étudier l’agronomie tropicale pour aller les aider les Africains dans leur lutte contre la pauvreté.

 

C’était juste après l’indépendance du Congo. Et après les évènements dramatiques qui l’avaient accompagnée, il n’y avait plus beaucoup de Belges qui voulaient encore aller travailler dans cette partie de l’Afrique. En Belgique, les sections d’agronomie tropicale des différentes facultés d’agronomie étaient fermées et il n’y avait plus que la Haute École d’ingénieurs de Huy qui avait gardé une section ouverte. Pour avoir une idée de ce désintérêt, il suffit de savoir que nous étions seulement quatre étudiants en agronomie tropicale pour toute la Belgique! L’avantage, c’est que nous avions hérité d’excellents professeurs qui travaillaient dans les laboratoires de recherche agronomique tropicale de l’ex-Congo belge.

 

Par contre, je me souviens d’un vieux colonial qui affirmait très sérieusement que dans l’évolution, les Noirs étaient le chaînon intermédiaire entre les singes et les humains. Nous étions très choqués par son racisme, mais aussi par son refus d’accepter les dernières découvertes de la science qui, déjà à cette époque, avait largement démontré que la notion de «races» n’existait pas, puisque toutes les variétés humaines étaient issues de la même souche. Comme disait déjà Jean Jaurès: «Il n’y a qu’une seule race: l’humanité.» Mais ce vieux prof’ ne voulait rien entendre et restait sur ses positions de colonialiste raciste et borné. Cela nous a fait comprendre pourquoi les Africains n’avaient pas été traités par les colonisateurs avec le respect de la dignité qui est due à tout être humain. Alors que ce sont les lois de l’évolution des espèces qui ont prouvé que le racisme est une erreur scientifique, aujourd’hui encore, on croit que c’est Darwin qui affirmait que l’homme descendait du singe; en réalité, c’était ses détracteurs qui le faisaient croire pour se moquer de lui et de sa théorie de l’évolution.

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D’ailleurs, il était chrétien et ne mettait pas en question le concept d’un Dieu Créateur. Mais bien sûr le scientisme s’est emparé de sa théorie pour justifier l’athéisme. Pour rappel, le scientisme est une philosophie athée, elle n’est pas une branche scientifique, elle est une philosophie qui se sert de la science –ou d’une pseudo science –pour s’auto justifier. Le créationnisme fait la même chose –ou plutôt l’erreur contraire –quand il se sert de la Bible pour contredire la science. En fait, on ne devrait jamais mélanger la science et la foi! La science nous dit quand et comment l’univers s’est mis en place, et la Bible nous dit qui l’a créé, pour qui,et dans quel but: ce sont deux domaines différents.

 

Mais revenons à mon témoignage.

 

Au cours de mes études –nous étions en 1965, et je venais d’avoir 21 ans –j’ai eu un petit flirt avec une élève infirmière africaine qui était la meilleure amie d’étude de ma sœur. La directrice de l’école d’infirmière s’est crue obligée d’appeler mon père pour lui signaler que son fils sortait avec une Africaine et que ce n’était guère «convenable». Pour me décourager, mon père m’a acheté le livre «L’État sauvage» de Georges Conchon un livre qui met l’accent sur les incompatibilités existantes entre les Noirs et les Blancs. Finalement, la jeune fille a été tellement persécutée par les éducatrices, qui ne supportaient pas de voir un Blanc la raccompagner à l’internat plusieurs fois par semaine, qu’elle a dû quitter l’école pour aller continuer ses études dans une autre ville. Je raconte cela pour dire qu’à cette époque, le racisme était encore monnaie courante en Belgique... Et la stupidité aussi! J’étais mort de honte quand la logeuse de la maison où j’avais mon kot a demandé à un étudiant africain: «Est-ce que le sang des Noirs est de la même couleur que celui des Blancs?» Et ce sont les mêmes personnes qui se présentaient comme «plus développées» que les Africains!

 

Juste à la fin de mes études –je n’avais pas encore présenté mon mémoire –j’ai rencontré Françoise qui voulait aussi servir les églises chrétiennes en Afrique. Pendant nos fiançailles, nous avons posé notre candidature de services dans plusieurs missions, mais sans résultat. On commençait à se demander si notre idéal n’était pas un rêve personnel étranger aux plans de Dieu... Quand tout-à-coup, la situation s’est débloquée! Notre église namuroise a reçu la visite d’une vieille missionnaire –jadis, elle m’avait fait l’école du dimanche –qui travaillait au Burundi où la mission suédoise venait d’ouvrir une nouvelle école normale subsidiée par la Croix Rouge de leur pays. Ils cherchaient des professeurs francophones pour y enseigner. J’ai été engagé par le Gouvernement burundais comme professeur – et donc payé comme un Burundais –pour y enseigner les maths, la chimie et la biologie. Sans plus tarder, Françoise et moi nous sommes mariés –en juillet ’67 –, puis nous voici partis pour notre aventure burundaise...sans un sou en poche!

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En fait, avec mon statut de «volontaires à la coopération», nous n’étions pas seulement les seuls francophones et les plus pauvres parmi les Européens de la mission, nous étions aussi les plus jeunes: Françoise n’avait pas 21 ans et moi à peine 23 ans. Comme on l’a appris plus tard, en nous voyant arriver, les pasteurs africains avaient dit: «Mais on nous envoie des enfants!» Par contre, ils ont vite compris que ces «enfants» pouvaient vite devenir leurs alliés dans leurs difficultés –jamais très graves –avec les missionnaires plus âgés qui cultivaient encore un certain paternalisme néocolonial... Car celui qui détient la richesse a toujours tendance à se considérer au-dessus des pauvres et donc, d’exercer un certain pouvoir sur eux.

 

Certes, on ne peut pas dire que les missionnaires étaient riches, mais c’est eux qui géraient tout ce qui venait d’Europe: la distribution des vêtements, l’usage de l’argent et du matériel, la construction des bâtiments, etc. Sans que leurs partenaires africains soient vraiment impliqués dans les projets de développement. À leur décharge, il faut dire qu’à cette époque, c’était aussi les missionnaires qui disposaient des meilleures formations médicales et académiques pour soigner et enseigner. Mais ils faisaient un peu comme une maman qui rechigne à apprendre la cuisine à sa fille: c’est souvent plus facile «de faire» que «d’apprendre à faire»!

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Mais cette attitude paternaliste témoignait d’un néocolonialisme que j’ai signalé auprès de la direction de la mission en Suède. J’étais assez à l’aise pour le faire, puisque le directeur de cette grande mission était mon ancien pasteur, celui qui m’avait baptisé quand j’étais plus jeune à Namur. Par la suite, j’ai eu le plaisir de le revoir le pasteur Petrus Hammarberg lors d’une tournée d’inspection en Afrique, et c’est ainsi que Françoise a pu faire sa connaissance.

 

Il faut cependant admettre qu’au niveau spirituel, la passation de l’autorité avait vraiment été accordée aux pasteurs africains, les missionnaires leur faisant totalement confiance et collaboraient avec eux sur un plan d’égalité. L’église comptait d’ailleurs un nombre impressionnant de pasteurs, d’évangélistes et de diacres qui accomplissaient tous un travail remarquable. De ce point de vue, on n’était plus dans la configuration des anciennes missions, notamment catholiques, où les prêtres, et donc les missionnaires, étaient des intermédiaires privilégiés entre Dieu et les hommes.

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En 1968, lors des vacances d’été, comme nous n’avions pas de voiture, un jeune couple suédois avec deux enfants –les Gustafson –nous a invités à les accompagner pour un voyage au Parc Albert, dans le Nord-Kivu, afin d’y observer des animaux sauvages en liberté: ce qui nous a valu quelques belles frayeurs! Ce fut l’occasion de rencontrer des jeunes Congolais qui se réjouissaient de l’indépendance, plaçant leurs espoirs dans les projets du président Mobutu. Mais j’ai pu aussi parler avec des Congolais plus âgés qui me disaient regretter le temps de la colonie belge; car à cette époque, les hôpitaux et les écoles fonctionnaient pour le bien de tous, les routes et les ponts étaient entretenus et les trains roulaient sans tomber en panne. Mais après l’indépendance, tout cela était en grande partie désorganisé.

 

Au cours de ce périple, nous sommes passés ,à Bukavu, où nous avons assisté au culte dans l’église du papa du récent prix Nobel, le Dr Mukwege: «le docteur qui répare les femmes!» Lors du culte, j’ai été invité à prêcher et, après l’office, un diacre m’a pris dans les bras en pleurant de joie, car il ne savait pas qu’il existait des Belges chrétiens évangéliques... Il n’avait jamais rencontré que des Scandinaves. Si bien qu’au retour, je me posais des questions sur le bilan de la colonisation belge. Parmi tous ces Congolais rencontrés, qui avait le meilleur regard sur la colonisation belge? Les jeunes pleins d’espoirs dans les promesses politiques du nouveau président? Les vieux nostalgiques du «temps des Belges»? Les chrétiens qui regrettaient l’absence des Belges –du moins de chrétiens évangéliques –pour leur annoncer l’Évangile? Sans doute le post-colonialisme était-il un peu de tout cela à la fois...

 

À cette époque, je n’ai jamais entendu des Africains me parler du roi Léopold II ou de la cruauté des premiers colons. Les gens parlaient plutôt de leurs propres expériences qui étaient souvent peu flatteuses pour les colonisateurs. Gerson, un étudiant congolais de l’École Normal m’a raconté que, lorsqu’il était encore petit,un Belge avait traversé son village à toute allure avec sa voiture. Il avait renversé et tué un enfant. Il s’est arrêté, il a rempli et déposé un chèque sur le cadavre et il est reparti comme si de rien n’était. Cette histoire devait remonter au début des années ’60. Et bien sûr j’ai été choqué d’apprendre que pour certains Belges, tuer un enfant n’était pas plus grave que d’écraser un chien. Lors de notre séjour, de 1967 à 1970 –je ne sais pas ce qu’il en est advenu par la suite –le Collège du Saint-Esprit,l’université catholique de Bujumbura, était encore réservé aux Blancs et aux Tutsis, l’ancienne ethnie dirigeante du pays. Cette politique ségrégationniste était pratiquée dans tous les pays où les Jésuites s’implantaient, suivant le principe «tenir la tête, c’est tenir le pays.» Car comme on le sait, même devenu ministre, un homme garde toujours une certaine déférence à l’égard de ses professeurs d’université. Cela aussi c’était des restes de la colonisation.

 

Pour mémoire, les Tutsis constituaient l’ancienne classe dirigeante –les «nobles» –et représentaient 15 % de la population; tandis que les Hutus constituaient l’ancienne classe laborieuse –les «serfs» –et constituaient 80 % de la population. Évidemment, les Hutus instruits, politisés et acquis aux règles d’une démocratie «à l’européenne» estimaient que c’était à la majorité, et donc à eux de diriger le pays: un pouvoir que les Tutsis –qui disposaient de l’armée –ne voulaient pas lâcher. Cela créait de grandes tensions dans le pays et entretenait un climat de suspicion entre tous les habitants, craignant toujours quelque traîtrise venant de l’un ou de l’autre. Ainsi, dans les églises catholiques et anglicanes, les «fidèles» Hutus et Tutsis étaient séparés pendant les offices religieux. Par contre, tout le monde était étonné de les voir se mélanger fraternellement dans nos églises évangéliques, tant il est vrai que la nouvelle naissance et le don de l’Esprit-Saint peuvent faire des miracles dans le cœur des croyants!

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En ce qui concerne Françoise et moi, notre jeunesse nous procurait une plus grande proximité avec les étudiants qui se sentaient plus en confiance avec nous. Ainsi, ils nous demandaient: «Pourquoi ne peut-on pas jouer au football le dimanche, ni boire,ni fumer? Ce n’est pourtant pas interdit dans la Bible!» Nous leur expliquions alors que les missionnaires étaient venus apporter l’Évangile en Afrique; mais en même temps, et de façon inconsciente, ils y avaient aussi apporté leur culture nationale. D’ailleurs, si beaucoup d’églises scandinaves et anglo-saxonnes interdisaient l’alcool à leurs fidèles, ce n’était pas le cas des chrétiens français et belges qui, tout en condamnant l’ivrognerie, autorisaient une consommation raisonnable de ces boissons. Il existait donc des «péchés» plus culturels que bibliques. C’était donc à eux, Africains, de faire le tri, en tant que future génération d’enseignants. C’était à eux, lorsqu’ils  seraient en position de responsabilité, devoir ce qu’ils voulaient garder dans l’apport de certaines traditions européennes ou américaines importées par les missionnaires.

 

Il faut dire qu’aussi critiquable qu’il soit, le paternalisme des missionnaires avait du bon. Alors que nous voyagions à travers le pays avec l’un de ces pionniers européen en Afrique, je lui ai demandé à quoi tenait le fait que certaines «collines» avaient l’air plus prospères que d’autres. –Il faut savoir qu’au Burundi, à part pour le commerce, il n’y a pas vraiment de villages: l’habitat est dispersé sur les collines. –Dans certaines régions, en effet, je remarquais des maisons en briques séchées, avec des fenêtres et des toitures en tôles, alors que dans d’autres, les maisons étaient plus traditionnelles, faites en torchis et couvertes de chaume. Il nous a expliqué que l’alcoolisme étant un fléau parmi la population masculine, les églises évangéliques interdisaient l’alcool et le tabac à leurs membres. L’argent ainsi économisé se trouvait alors investi dans le confort de leurs familles, et cela suffisait à expliquer la différence que je venais de remarquer selon que l’on se trouvait aux environs d’une ancienne mission catholique ou d’une mission évangélique. D’ailleurs, me dit-il en riant, les Africains résument très bien la question: «Si tu deviens catholique, on te demande tout le temps de l’argent; si tu deviens évangélique, tu ne peux plus ni boire ni fumer!»

 

Dans l’école Normale de Kiremba, les professeurs et les étudiants étaient des chrétiens nés de nouveau et cela se ressentait très fort dans l’ambiance de travail. Chaque jour, avant le petit déjeuner et le début des cours, la journée commençait par une demi-heure de méditation et de prière au temple. Les méditations y étaient apportées par les professeurs à tour de rôle. Chaque samedi soir les étudiants organisaient leur propre rencontre de chants, prières et méditations de la Bible. Mais en 1969, les élèves d’une école secondaire de Matana se sont révoltés contre leur direction, au point que l’école a dû être fermée par le ministre de l’Éducation nationale qui nous a obligés à prendre les élèves des classes supérieures dans notre école de Kiremba. C’est élèves ont introduit leur mauvais esprit à l’école et sont devenus un ferment de division interethnique qui devait porter ses fruits empoisonnés quelque années plus tard.

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Lors d’un congé en Europe, Françoise et moi avons vraiment été interpellés par l’indigence spirituelle de nos églises de Belgique et de France. Non de façon absolue, bien sûr, car il existe de glorieuses exceptions. À vrai dire, vivre sa foi en Afrique était pour nous comme nous retrouver dans les Actes des Apôtres: quand on prêchait, les gens se convertissaient, quand on priait, beaucoup étaient guéris, les démons étaient chassés et l’Esprit de Dieu se manifestait avec puissance. Les réunions de baptêmes, tantôt dans un torrent de montagne, tantôt dans le lac Tanganyika, comptaient régulièrement plusieurs centaines de nouveaux convertis. Par contre, dans nos pays, les prédications semblaient tomber dans le vide spirituel de chrétiens qui vous disaient: «Je n’ai pas le moral, il pleut aujourd’hui!» Bon d’accord, j’exagère, mais il y avait un peu de cela tout de même. Si bien que si l’Afrique était en retard quant à son développement matériel, nous avions l’impression que l’Europe comptait beaucoup des «sous-développés» spirituels. De ce point de vue, notre congé en Belgique et en France, nous a beaucoup interpellés, car l’indigence spirituelle de l’Europe nous est apparue plus dramatique que l’indigence matérielle de l’Afrique. Aussi, après une nouvelle année au Burundi, nous sommes revenus en France, pour que je puisse me former en suivant les cours de la Faculté de Théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

 

Mais en 1972, alors que nous venions d’arriver à Ath pour y remplacer le pasteur Salsac, le Burundi a traversé de nouvelles turbulences politiques et l’armée est venue à l’École Normale de Kiremba, pour embarquer les étudiants Hutus dans des camions et pour les amener au camp militaire de Bururi où ils furent fusillés. C’est ainsi que nous avons appris la mort de presque tous nos étudiants; seuls les Tutsis ont survécu au massacre. La notion de démocratie avait encore bien du chemin à faire dans ce beau pays de montagnes qu’est le Burundi, j’en veux pour preuve les réfugiés politiques qui arrivent encore chez nous aujourd’hui.

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Il y a une dizaine d’années, lors du 50e anniversaire de l’indépendance du Congo-Zaïre, j’étais encore président de l’Alliance évangélique belge. À ce titre, j’ai été invité par Ignace Demaerel, fondateur de «Pray4Belgium», à une grande réunion de «Réconciliation belgo-congolaise» où plusieurs pasteurs belges ont demandé pardon aux pasteurs congolais pour les souffrances que notre pays avait imposés au leur, lors de la période coloniale. Et en signe symbolique d’humiliation, des pasteurs blancs ont lavé les pieds de pasteurs noirs. Certains pasteurs belges avaient refusé de participer à cette rencontre en disant qu’ils n’avaient pas à endosser la responsabilité des méfaits commis par d’autres Belges dans le passé. Mais d’autres faisaient valoir que nous profitions aujourd’hui d’un enrichissement national qui avait contribué à la misère actuelle de la nation congolaise, et qu’en conséquence, nous étions tous des complices des actions passées, même si c’était de façon involontaire.

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Pour ma part, lors de cette rencontre de réconciliation, j’ai réalisé que cette demande de pardon des chrétiens belges aux chrétiens congolais représentait vraiment un devoir de mémoire libérateur pour les uns comme pour les autres. J’en veux pour preuve ce qui vient de se passer dix ans plus tard, en cette année 2020. À l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, le roi Philippe à présenter ses excuses au peuple congolais de la part du peuple belge, pour « les actes de violence et de cruauté » qui ont été commis sous le Congo léopoldien, ainsi que les « souffrances et les humiliations » vécues durant la colonisation du pays par la Belgique. C’est le premier roi régnant qui ose le faire, mais ces «excuses» laissent tout de même un goût de trop peu, voire un goût amer pour les Congolais qui les reçoivent. Car «présenter ses excuses», c’est ce qu’on dit quand on a fait une erreur, tandis que «demander pardon» c’est ce qu’on dit quand on a commis une faute. Or, la colonisation fut sans doute l’occasion de nombreuses erreurs, mais elle fut surtout la source de fautes et de crimes bien plus nombreux encore. C’est donc avec raison que le peuple congolais attende encore et toujours une demande de pardon de la part des instances officielles de la Belgique.

 

Certes, même si c’est eux qui avaient le moins de choses à se faire pardonner, les chrétiens l’ont fait en leur nom personnel, lors du jubilé de l’indépendance en 2010, mais ils n’étaient pas mandatés pour le faire au nom du peuple belge. Par contre, lors de cette cérémonie, j’avais eu l’impression que l’on cachait une partie de la vérité et je regrettais qu’il n’y ait pas la moindre allusion au sacrifice des centaines de missionnaires venus annoncer l’Évangile au Congo, même si ce fut parfois avec maladresse. Or, j’en suis témoin, c’est par amour des Africains et de façon totalement désintéressée, qu’ils avaient accepté de renoncer à tout confort matériel, à toute vie conjugale ou familiale, faisant même le sacrifice de leur vie pour évangéliser le Congo. Il faut savoir qu’avant la découverte de la quinine, leur espérance de vie n’était que de quelques années.

 

Aussi, il aurait fallu signaler la différence entre les missions, dont le travail social –écoles, dispensaires, hôpitaux, maternités –accompagnait régulièrement celui d’évangélisation. Alors que c’étaient des entreprises commerciales et industrielles internationales qui exploitaient les ressources minières –or, cuivre, diamants, uranium... –et les ressources naturelles –huile de palme et d’arachide, coton, hévéas... –Or, que ce soit de près ou de loin, il est certain que ces grandes entreprises usaient souvent de pratiques proches de l’esclavagisme. Dès lors, ne pas les distinguer du travail missionnaire m’apparaissait comme une grande injustice, surtout lors d’une rencontre comme celle-ci, réunissant des représentants chrétiens de nos deux pays.

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Cette confusion me paraît largement entretenue par un slogan politique de Jomo Kenyatta répété à l’envi dans les médias, et repris par des chrétiens africains qui n’en mesurent sans doute pas la véritable portée: «Lorsque les Blancs sont venus en Afrique, nous avions les terres et ils avaient la Bible. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés : lorsque nous les avons ouverts, les Blancs avaient la terre et nous la Bible.» Si le militantisme indépendantiste de cet ancien premier ministre kényan est bien légitime, on peut s’interroger sur sa formation au sein d’un parti communiste soviétique, particulièrement hostile à la foi chrétienne. Car, même si l’on ne peut nier certaines complicités, ceux qui apprenaient à prier aux Africains n’étaient pas les mêmes que ceux qui les spoliaient de leurs terres et de toutes leurs autres ressources. Et même quand une certaine bonne volonté se manifestait à l’égard des peuples d’Afrique, elle était connotée d’un tel paternalisme, que la dignité des Africains ne pouvait qu’en pâtir.

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Mais par ailleurs, on ne peut ignorer les réalités historiques et, notamment, oublier qu’au 19e siècle, les terres n’étaient encore –à strictement parler –la propriété de personne au sein des peuples africains, sinon aux chefs coutumiers qui régnaient sur elles. En 1869, le rédacteur en chef du New York Herald envoie Stanley en Afrique équatoriale, avec pour mission de retrouver David Livingstone. Depuis son départ en 1866, on était sans signe de vie du docteur David Livingstone, missionnaire écossais qui menait des explorations en Afrique, à la recherche de la source du Nil. Il faudra de longs mois à Stanley pour découvrir le célèbre explorateur au bord du lac Tanganyika, dans l’actuel Burundi. Les deux hommes étaient très différents : le missionnaire Livingstone aimait l'Afrique et les Africains, parlait leur langue et ne tirait pas profit de ses voyages. Stanley, lui, n'hésitait pas à dire qu'il détestait ce continent. La Royal Geographical Society l'accueillit avec froideur, car l'authenticité des lettres émanant de Livingstone fut mise en question. Si bien que la reine Victoria, qui l'avait d’abord bien reçu, déclara par la suite que c'était un «affreux petit bonhomme».

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Cependant, cette expédition avait rendu Stanley célèbre. Le 10 juin 1878, Léopold II rencontre Stanley et les deux hommes passent un marché. Stanley va acquérir le Congo pour le roi et Léopold II s'occupe de faire en sorte que cela soit en ordre sur le plan formel. Ils passent un accord pour cinq ans. Stanley obtient un financement du roi, mais doit cependant se trouver des moyens additionnels pour financer ses expéditions. Il donne donc des conférences et abuse quelques sociétés missionnaires pour qu’elles participent aussi au financement de l’expédition. De retour en Afrique, Stanley multiplie les contrats d'achat de terres autour du fleuve. Les chefs de tribus, à qui il faisait signer des documents dans une langue inconnue d'eux, ignoraient ce à quoi ils s'engageaient. Une clause des contrats indiquait que non seulement le sol, mais aussi la force de travail des habitants devenaient possession de Léopold II. Ce fut une énorme malhonnêteté bien sûr, et surtout un crime contre l’humanité pour les peuples concernés. Mais c’était avant que les missionnaires viennent au Congo.

 

Quand ils étaient au service d’églises dominatrices, il est clair que certains missionnaires travaillaient à l’extension du pouvoir de ces églises en Afrique. Par contre, il serait injuste d’oublier que beaucoup de missionnaires n’avaient pour objectif que l’annonce de l’Évangile et du salut en Jésus-Christ, et cela dans un esprit de service tout-à-fait désintéressé. Soutenus par leurs églises en Europe et en Amérique, ces missionnaires ont beaucoup donné aux Africains plutôt que de leur prendre quoi que ce soit comme certains semblent vouloir le dire aujourd’hui, en les mettant tous dans le même sac. Il leur est souvent arrivé, par exemple, d’acheter des esclaves à des maîtres noirs, en vue de pouvoir les libérer. Car les chefs coutumiers n’avaient pas attendu l’arrivée des Blancs pour exercer une dictature impitoyable sur leurs propres peuples... Et je ne parle pas des dirigeants actuels, souvent corrompus, soucieux de pouvoir et de richesses, plutôt que des besoins de leur propre peuple... Si bien que pour la plupart des pays d’Afrique, la colonisation d’abord, puis l’indépendance ensuite, ne fut souvent rien d’autre qu’un changement de prédateurs, plutôt que l’accès à une véritable démocratie... Ce qui n’excuse pas les dérives coloniales!

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Pour en revenir à cette rencontre chrétienne de «réconciliation», cette «demande de pardon» venait cinquante ans en retard, mais dix ans en avance sur la démarche politique actuelle, qui a bien du mal à proposer autre chose que des «regrets» au peuple congolais. Toutefois, il m’apparaissait qu’en ce jour d’euphorie fraternelle, la demande de pardon adressée aux pasteurs et frères congolais présents s’accompagnait d’une regrettable «amnésie» concernant le travail et les sacrifices consentis par de nombreux missionnaires. Si bien que cette absence de reconnaissance me semblait une injustice qui venait entacher la démarche de réparation d’une autre injustice. La persistance de tels «tabous» –frisant le déni –me paraissait relever d’un manque de franchise entre frères en Christ. Dès lors cette demande de pardon collective et rétroactive adressée à nos frères congolais avait-elle encore tout son sens, ne perdait-elle pas une part de sa légitimité, était-elle encore totalement juste et justifiée? Oui, bien sûr, elle devait avoir lieu, mais à mes yeux –en tant que témoin n’ayant jamais été missionnaire –elle gardait un petit goût de trop peu.

 

Tout cela pour dire qu’à propos des questions d’esclavage, de racisme, de colonisation, de ségrégation, d’exploitation, de paternalisme... rien n’est jamais simple, personne n’est tout-à-fait noir ou tout-à-fait blanc! –Sans mauvais jeux de mots! –Il y a eu, et il y a toujours des bons et de mauvais Blancs, des bons et de mauvais missionnaires, des bons et de mauvais Noirs... Et de plus, le racisme actuel est bien souvent à rebours!

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Manipulés par des phrases «à la Jomo Kenyatta», certains Africains vivant en Europe crachent aujourd’hui dans la main qui leur fait du bien, au nom de celles cruellement coupées chez leurs ancêtres sauvagement colonisés par les sbires du roi Léopold II... À une époque où la tyrannie et la cruauté n’étaient d’ailleurs pas le seul fait des Blancs. Ainsi, avant le protectorat belge sur le «Rwanda-Urundi» –les colonies allemandes furent partagées entre les vainqueurs de la guerre ‘14-18 –il arriva à la Mwamikazi de faire empaler des enfants qui l’avaient réveillée pendant sa sieste. Si bien qu’en faisant des généralités, on n’est certain que d’une chose: c’est de toujours être à côté de la vérité, et de se montrer injuste envers l’une ou l’autre partie. D’autant plus qu’avant de devenir des coupables, les humains ont souvent été des victimes... et inversement!

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Toutes les civilisations anciennes étaient fondées sur l’exploitation des esclaves qui, le plus souvent, étaient des prisonniers de guerre; si bien que les villes de l’Antiquité grecque et romaine comptaient souvent bien plus d’esclaves que de citoyens. Plus tard, au Moyen-Âge, les guerriers mauresques alimentaient en esclaves la chiourme de leurs galères ainsi que les potentats arabes particulièrement friands d’achalander leur harem en jolies blanches. Et comme on le sait, en Afrique la traite arabo-musulmane alimentait les marchés d’esclaves destinés à travailler dans les riches plantations américaines de coton et de canne à sucre. Si les peuples noirs ne furent pas les seuls à être réduits en esclavage, il faut admettre que ce sont eux qui le furent le plus longtemps; et même jusqu’à une époque toute récente, au point d’en porter les stigmates socioculturels jusqu’à nos jours.

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Le plus choquant, pour nos Églises de tradition protestantes, c’est que ce sont les planteurs de coton du Sud des États-Unis d’Amérique qui furent les plus réticents à abandonner cette pratique barbare, alors qu’ils appartenaient à diverses confessions protestantes attachées à la Bible. En dehors d’une évidente cupidité et de convictions racistes reposant sur la prétendue supériorité de la «race blanche», ils puisaient d’ailleurs leur défense de l’esclavage dans la Bible, et plus particulièrement dans la malédiction de Cham, le troisième fils de Noé. Ce patriarche ayant abusé du vin de sa vigne, il s’était montré à ses fils dans la tenue d’Adam. Cham se moqua de son père, alors que ses frères, Sem et Japhet couvrirent sa nudité d’un manteau. Noé n’apprécia pas l’attitude de Cham et il le maudit.

 

«24 Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. 25 Il dit alors: Maudit soit Canaan! Qu’il soit l’esclave des esclaves Pour ses frères! 26 Il dit encore: Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, Que Canaan soit leur esclave! 27 Que Dieu mette Japhet au large! Qu’il demeure dans les tentes de Sem, Et que Canaan soit leur esclave!» (Genèse 9.24-27) Par la suite, la postérité de Sem s’étendit vers l’Est, celle de Japhet, vers l’Ouest, et celle de Cham vers le Sud. Si bien que la Tradition fit de Sem l’ancêtre des Asiatiques et donc de la «race jaune», de Japhet, l’ancêtre des Européens et donc de la «race blanche», et de Cham, l’ancêtre des Africains et donc de la «race noire». Dans la perspective de cette interprétation raciste de la Bible, les «braves» planteurs protestants avaient la conscience tranquille en réduisant les Noirs à l’esclavage, puisqu’ils ne faisaient que mettre en pratique une parole de la Bible!

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Comme dit un dicton populaire: «Quand on veut battre son chien, on trouve toujours un bâton pour le faire!» C’est ainsi que l’antisémitisme s’est reposé sur une logique aussi absurde pour se propager au sein du Christianisme. Longtemps, on a affirmé que les Juifs sont maudits, puisqu’ils ont eux-mêmes appelé la malédiction de Dieu sur leur postérité: « 22 Pilate leur dit: Que ferai-je donc de Jésus, appelé le Christ? Tous répondirent: Qu’il soit crucifié! 23 Le gouverneur dit: Mais quel mal a-t-il fait? Et ils crièrent encore plus fort: Qu’il soit crucifié! 24 Pilate, voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte augmentait, prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule et dit: Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. 25 Et tout le peuple répondit: Que son sang (retombe) sur nous et sur nos enfants!»(Matthieu 27.22-24)

 

Cela dit, les protestants ne furent pas les seuls à réduire les Africains en esclavage, et les Africains ne furent pas les seuls à devenir esclaves. Cette pratique fut répandue dans tous les peuples et à l’encontre de tous les peuples sans exception. On pouvait même devenir esclave au sein de son propre peuple: soit volontairement pour diverses raisons, soit pour payer une dette; on pouvait aussi se racheter soi-même, ou se faire racheter par quelqu’un d’autre, en payant le prix de son affranchissement. Les esclaves pouvaient d’ailleurs être des hommes très instruits chargés de l’éducation des enfants d’une riche famille.

 

La Bible s’inscrit dans les coutumes des différentes époques où elle a été écrite et où l’esclavage faisait partie des traditions normales pour tous les peuples. On se souvient de Joseph vendu par ses frères, ou des Hébreux réduits en esclavage par les pharaons égyptiens: ils servent surtout d’exemples de la puissance de libération de Dieu en faveur de son peuple. Et plus tard, la Loi que Moïse donnera au peuple d’Israël ne condamnera donc pas l’esclavage en tant que tel, mais condamnera les mauvais traitements infligés aux esclaves. Ceux-ci devront être traités comme des membres du peuple d’Israël et devront être libérés, s’ils le souhaitent après avoir subi leur temps de service, où quand ils seront capables de payer le prix de leur libération.

 

Cette situation est d’ailleurs au centre de l’Évangile qui considère que tout être humain est esclave du péché, incapable de se racheter lui-même, et Jésus est le seul à pourvoir l’affranchir de cet esclavage, ayant payé le prix de son rachat par sa mort sur la croix. Cette rançon payée pour nous s’appelle la «Rédemption» de nos âmes.

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Même si c’est de façon implicite, la Bible présente donc l’esclavage comme la pire des situations pouvant atteindre un être humain, dans la mesure où il ne dispose d’aucune liberté, du fait qu’il ne s’appartient même plus, plus qu’il est la propriété d’un maître qui a tout pouvoir sur lui, même de vie ou de mort.

 

Il faut dire que l’exploitation de l’homme par l’homme est tellement ancienne que l’on se demande où elle a commencé.

«Jésus leur dit : Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, ses paroles viennent de lui-même, car il est menteur et le père du mensonge. » (Jean 8.44) En écoutant Jésus, on a le sentiment que, comme en Éden, les humains sont les victimes d’un meurtrier, avant de devenir coupables à leur tour. Et de fait, la responsabilité de la «chute» et donc de la mort de l’humanité, c’est le diable qui en est le premier responsable : ce que confirme la Bible, puisqu’en Éden, il sera le premier à être sanctionné par Dieu. (Genèse 3.14) Si cela n’exempte pas les humains de toute responsabilité, cela en fait au moins des victimes autant que des coupables : victimes de l’adversaire de leur âme et responsables de leur propre perte. D’où la remarque de Paul : « Ainsi, la mort est passée sur tous les hommes, parce que tous ont péché ! » (Romains 5.12b)

 

Or, pour en venir à nous-mêmes, pour accepter de se voir dans le miroir des Saintes Écritures, pour ainsi se voir tel que Dieu nous voit, la réalité de notre propre culpabilité est sans doute la chose que nous n’aimons pas admettre. Pourtant, le fait que chacun soit redevable pour lui-même de ses propres fautes devant Dieu, voilà qui ne fait aucun doute: dans la Nouvelle Alliance, la chose est claire; dans l’Ancienne Alliance, il semble qu’il y ait eu un glissement de la responsabilité de la communauté vers celle de l’individu. Car en ce qui concerne le fait que chacun aura à rendre compte de ses propres fautes, et seulement de celles-ci, est une évidence clairement attestée: «Celui qui pèche, c’est lui qui mourra. Un fils ne sera pas chargé de la faute de son père, un père ne sera pas chargé de la faute de son fils. La justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui.» (Ézéchiel 18.20)

 

Ce faisant, Ézéchiel ne fait que confirmer une prophétie apportée quelques années plus tôt par Jérémie : «En ces jours-là, on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées. Mais chacun mourra pour sa propre iniquité: tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents en seront agacées. Voici, les jours viennent, dit l’Éternel, où je ferai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle...» (Jérémie 31.29-31) Ce qui est intéressant, dans cette annonce de restauration («on ne dira plus !»), c’est son aspect «réparation d’une anomalie» ! Cela suppose l’abandon d’un principe injuste (où les enfants paient pour une faute commise par leurs parents), en faveur de l’établissement d’une vraie justice, où chacun paie pour ses propres fautes.

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Dès lors, on peut y voir l’annulation de la façon dont Dieu s’était présenté à son peuple après l’avoir libéré de l’esclavage en Égypte. Ainsi,lors du don des secondes Tables de la Loi au peuple d’Israël –après l’épisode du veau d’or, et alors que Moïse intercédait en faveur des Hébreux – : «Moïse tailla deux tables de pierre comme les premières et monta sur le mont Sinaï comme Dieu le lui avait commandé.[...] L’Éternel descendit dans la nuée, se tint là auprès de lui et proclama le nom de l’Éternel. L’Éternel passa devant lui en proclamant : L’Éternel, l’Éternel, Dieu compatissant et qui fait grâce, lent à la colère, riche en bienveillance et en fidélité, qui conserve la bienveillance jusqu’à mille générations, qui pardonne la faute, le crime et le péché, mais qui ne tient pas [le coupable] pour innocent, et qui punit la faute des pères sur les fils et sur les petits-fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération !» (Exode 34.6-7)

Notons qu’il ne s’agit pas de la transmission d’un péché aux enfants pendant trois ou quatre générations, mais plutôt de la solidarité des enfants avec la punition ayant sanctionné la faute de leur père, leur grand-père ou leur arrière-grand-père. –Dans la même logique que notre dicton populaire affirmant: «Les parents boivent, les enfants trinquent!» –De toute façon, même pour les croyants littéralistes lisant ces textes au premier degré, la condamnation d’Adam n’aurait pas dû dépasser la quatrième génération après lui ! D’autant plus que par la suite, en développant la Torah, Dieu va lui-même clarifier la façon étrange dont il s’était présenté à Moïse. 

«Voici les prescriptions et les ordonnances que vous observerez et que vous mettrez en pratique, dans le pays que l’Éternel, le Dieu de vos pères, te donne pour que vous en preniez possession.[...] On ne fera pas mourir les pères pour les fils, et l’on ne fera pas mourir les fils pour les pères; on fera mourir chacun pour son péché.» (Deutéronome 12.1 et 24.16)

Pour en revenir au rôle joué par les Belges lors de la colonisation du Congo, l’une des plus grandes lacunes spirituelles au sein de nos églises me semble relever de l’absence de solidarité avec la faute que d’autres peuvent commettre sans que je réagisse. Le salut étant une affaire personnelle, il semble que je n’ai pas à me soucier d’autre chose que de mes propres péchés, sans rien avoir à faire de tout ce qui se passe autour de moi: que ce soit dans le passé, ou aujourd’hui, lorsque mon gouvernement veut faire voter des lois iniques. Mais que je le veuille ou non, loin d’être innocente, cette passivité fait de moi le complice d’une faute pour laquelle j’aurai des comptes à rendre devant Dieu. La meilleure illustration se trouve peut-être dans le célèbre poème du pasteur Martin Niemöller qui est mort à Dachau:

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«Quand ils sont venus chercher les communistes,

je n’ai rien dit.

Je n’étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,

je n’ai rien dit.

Je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les juifs,

je n’ai rien dit.

Je n’étais pas juif.

Quand ils sont venus chercher les catholiques,

je n’ai rien dit.

Je n’étais pas catholique.

Et, puis ils sont venus me chercher.

Mais il ne restait plus personne pour protester!»

Mais en matière de péché par abstention, Jésus n’est pas en reste: « 41 Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche: Retirez-vous de moi, maudits, allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. 42 Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire. 43 J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli; nu, et vous ne m’avez pas vêtu; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. 44 Alors ils répondront eux aussi: Seigneur, quand t’avons-nous vu ayant faim ou soif, étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et ne t’avons-nous pas rendu service? 45 Alors il leur répondra: En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous n’avez pas fait cela à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. 46 Et ceux–ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle.»(Matthieu 25.41-46)

Au début des années ’70, lors de mes études de théologie à la fac de Vaux-sur-Seine, un débat très vif a failli diviser les étudiants à propos de «la confession des péchés des ancêtres». Car ces péchés étaient censés maintenir une malédiction, ou pour le moins bloquer la bénédiction divine sur ceux qui s’abstenaient de les confesser. Cette doctrine introduite par Daniel Issarte et Luc Warnon se perpétue actuellement au sein de la «Mission Timothée» à Anduze.

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Cette doctrine a été largement dénoncée par nombre de théologiens évangéliques; mais dans sa forme moins radicale, elle semble aujourd’hui moins discutable, surtout si l’on considère qu’une complicité implicite avec «les péchés de nos pères» n’est pas totalement exclue, quand on l’envisage selon le principe du «qui ne dit mot consent». Car d’une certaine façon, «ne pas dénoncer, c’est implicitement approuver». Or, sans nécessairement exiger que l’on prenne le sac et la cendre, ce que beaucoup de victimes attendent, c’est la reconnaissance du caractère inique des traitements infligés à leurs ancêtres. Et quand cette reconnaissance s’accompagne d’une demande de pardon au nom des ancêtres, celle-ci présente un pouvoir cathartique indéniable sur leur descendance.

Les peuples victimes de maltraitances arbitraires pour le seul fait de leur appartenance ethnique, religieuse, politique, nationale... sont souvent très attachés au fait que l’on reconnaisse cette injustice, aussi bien quand les faits sont actuels que passés. C’est notamment lorsqu’il y a tergiversation pour admettre la réalité d’un génocide: que ce soit celui des Arméniens, des Rwandais ou de tout autre peuple. Selon un mécanisme fort semblable, ce phénomène se retrouve aussi chez certaines communautés stigmatisées du seul fait de leur spécificité et qui cherchent à se rassembler pour défendre leurs droits... Ou ce qu’ils considèrent comme tels, car dans ce domaine, la souffrance est la même, que l’injustice soit vraie ou imaginaire.

Quand on parle de la défense des droits des minorités, on pense immédiatement à la communauté LGBT, car c’est elle qui fait le plus parler d’elle. Mais on pourrait en dire autant des mouvements de défense des femmes battues, ou en faveur du droit de vote pour tous, ou contre l’apartheid, ou à bien d’autres mouvements dont les manifestations, lorsqu’elles sont légitimes et non violentes, sont parfaitement bibliques. Dans ce domaine, on ne peut oublier toutes les œuvres et ONG qui travaillent activement à la défense des personnes persécutées pour leurs opinions, qu’elles soient politiques ou religieuses: Amnesty International, Portes Ouvertes; l’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture,etc.

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En ce qui concerne la libération de leur peuple, le 20e siècle ne fut pas avare en héros remarquables qui, dans la mesure du possible, tentèrent d’appliquer les principes de la non-violence à leur œuvre libératrice du joug de l’esclavage sous toutes ses formes. On songe immédiatement au Mahatma Gandhi en Inde et à Nelson Mandela en Afrique du Sud. Mais en l’espèce, le meilleur exemple est sans doute celui des prédications conduisant aux marches, «sittings» et autres «happenings» organisés par le pasteur Martin Luther King, même si son action prit parfois un caractère plus politique, telle son opposition à la guerre au Viet Nam.

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Sans prétendre en faire une loi, il me semble que pour nous chrétiens, le danger serait de mettre dans le même sac, et sans aucune distinction, toutes les manifestations en faveur des droits des plus faibles. Car cela peut encourager un malheureux amalgame entre celles qui, dans leur principe même, sont bibliquement légitimes et celles qui ne le sont pas. Cela peut alors inciter certaines personnes à ne pas évaluer la légitimité des moyens mis en œuvre, la légitimité des objectifs poursuivis et la légitimité des causes à défendre. Car une cause peut être juste, mais défendue par des moyens injustes.

En général, les chrétiens se montrent, à juste titre, attentifs à la défense des valeurs bibliques... Ou du moins de ce qu’ils considèrent comme tel! Par contre, si une autre minorité défend des valeurs qu’ils ne partagent pas –telle la minorité LGBT –beaucoup seront parmi les premiers à hurler avec les loups, considérant que l’existence même de telles minorités constitue un danger, sinon une attaque contre la foi. Or, cette condamnation stigmatisante ne peut que décourager une prise en charge aimante et fraternelle des personnes pécheresses. Comment, par exemple, amener une prostituée à la foi, en lui refusant l’accès à l’église où elle pourrait rencontrer le Seigneur et baigner ses pieds de ses larmes? N’est-ce pas se conduire en pharisiens?

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Dans les pays totalitaires de gauche, le Christianisme est souvent persécuté au même titre que toutes les autres religions qui combattent l’athéisme, même de façon non violente. Dans les pays totalitaires de droite, le Christianisme s’est souvent montré complice du pouvoir, trahissant ainsi le fondement de l’Évangile du Christ venu établir un royaume spirituel: «Mon royaume n’est pas de ce monde, dira Jésus, nul ne peut dire: il est ici, ou il est là!» Or,cette domination pourrait être le fait de toute politique matérialiste: c’est-à-dire de toutes les politiques de gauche ou de droite exercées dans le monde, et donc marxistes ou capitalistes... et toutes celles entre les deux. Les pires étant sans doute celles qui se prévalent d’une autorité divine –et pas seulement islamique –pour imposer leur fanatisme religieux, ou étendre le pouvoir du dieu Mammon. –Aujourd’hui, on dirait plutôt le «dieu Dollar»! –D’ailleurs, en politique, la religion et l’argent font souvent très bon ménage: j’ai vaguement souvenance d’un monsieur bien habillé brandissant une bible devant une église...

Toujours est-il que les églises chrétiennes semblent parfois traîner derrière elles une sorte de mauvaise conscience, du seul fait d’avoir été présente dans beaucoup de pays d’Afrique tout au long de la période coloniale, mais sans s’opposer ouvertement au principe même de la colonisation. Comme je l’ai dit, les missionnaires n’ont pas nécessairement été complices des maltraitances infligées aux populations noires, bien au contraire. Beaucoup ont fait de leur mieux pour apporter le meilleur d’eux-mêmes et de leurs actions pour soulager, soigner et instruire, et apporter ainsi un peu de mieux-être aux populations qu’ils évangélisaient... Mais ils demeuraient des Blancs, avec leurs conceptions de Blancs et leurs certitudes de Blancs: ce qui engendrait souvent des attitudes paternalistes humiliantes pour les Noirs qu’ils voulurent aider ou secourir. Cela explique sans doute qu’aujourd’hui encore, les églises chrétiennes soient aussi frileuses pour dénoncer la période coloniale; si bien que cette démarche semble surtout le fait de mouvements laïques... Si ce n’est certains chrétiens belges qui, il y a dix ans, ont mis leur point d’honneur à demander pardon à leurs frères congolais.

Roger Lefèbvre

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